lunes, 7 de abril de 2014

Molière et le décor de théâtre

Les décors et costumes de Tartuffe de MOLIÈRE
« Quatre planches, quatre tréteaux, deux acteurs, une passion », il n'en fal­lait pas plus à Lope de Vega pour écrire 2 200 pièces dont 500 sont venues jus­qu'à nous. 

Molière n'en a pas souvent exigé plus, un siècle plus tard, pour faire représenter la plupart de ses comédies de caractères. 

Le décor de théâtre, si l'on s'en réfère au " Mémoire de Mahelot », en ce qui concerne l'Hôtel de Bourgogne, n'était qu'un prolongement du décor simul­tané, qu'avec ses différentes " mansions » les mistères médiévaux l'avaient organisé, devant le parvis de la cathédrale. 

Ce qui a tout gâché - si on peut dire - c'est l'intrusion de l'opéra transalpin qui installait le merveilleux sur scène. La magnificence spectaculaire du théâtre lyrique avait débordé, peu à peu, sur le spectacle dramatique, sous la forme mixte de la comédie-ballet, avec des partitions de Lully et de Charpentier, auxquelles Molière a collaboré de 1661 à 1673, et tout particulièrement avec Psyché (avec la participation de Corneille) et toutes les fêtes versaillaises (la Princesse d'Elide). 

Toutefois la contagion ne s'était guère propagée puisqu'en 1674, d'après une gravure de Lepautre, le Malade imaginaire a été donné dans les jardins de Versailles avec un seul fauteuil en scène. (Par la suite il fut représenté dans une chambre, avec quatre sièges, trois pièces de tapisserie et les accessoires indispensables.) 

Quelles sont d'ailleurs les indications données par Molière lui-même? Elles sont fort vagues : une place publique, une rue, un carrefour, un vestibule... (chambre à volonté, réplique du palais à volonté). 

On relève dans la bouche de Magdelon (les Précieuses ridicules), scène VII, ce propos : « II faudra les recevoir dans cette salle basse, plutôt qu'en notre chambre. », ou bien des indications aussi imprécises telles : la scène est à Paris (Sganarelle'L'Ecole des maris), la scène se situe dans la maison d'Harpagon (l'Avare), elle est dans l'Astorgue ville d'Espagne (Dom Garcie de Navarre). Le Misanthrope se passe dans une chambre avec six chaises, trois lustres; Tartuffe exige deux fauteuils, une table recouverte d'un tapis, deux flambeaux; L'Ecole des femmes, deux maisons et pour le reste une place en ville. L'Impromptu se situe à Versailles, dans la salle de la comédie. Si le décor n'y joue là qu'un rôle secondaire on s'aperçoit à quel point l'auteur Molière se doublait d'un metteur en scène prestigieux. Rien en ce qui concerne le jeu des acteurs, leurs gestes, leurs attitudes, la façon de dire le texte n'est passé sous silence. 

Si aux yeux de Molière le cadre ne compte guère, le jeu et le débit du texte par l'acteur sont essentiels. Shakespeare estimait lui aussi, avec ses pseudo-écriteaux, qu'un texte convenablement audible suffisait à suivre l'action et à transmettre sa pensée. 

Pour Amphitryon, Molière demande une place de ville, mais aussi un balcon, une machine pour Mercure, un char pour Jupiter. En 1665 pour Dom Juan on vantait l'entrée en jeu de superbes machines et de magnifiques changements de théâtre dont les tableaux étaient : un superbe jardin, un décorde mer et de rochers, suivis d'une forêt dont les arbres se transformaient en statues, et, finalement, la disparition de l'Athée qui s'effectuait au milieu d'éclairs et de grondements de tonnerre, dans des flammes qui semblaient mettre le feu au théâtre. 

La voie du visuel se trouvait ouverte. Ce qui a fait dire, vers 1835, à Théophile Gautier, non sans naïveté, que « le temps des spectacles oculaires est arrivé. » 

Au XVlle siècle, ce visuel était un visuel conventionnel de théâtre. II devint pro­gressivement un visuel purement déco­ratif et par conséquent gratuit. II suffit pour cela de jeter un coup d'oeil sur un décor de Dumont, au XVIIe siècle, pour les Fourberies de Scapin, décor de palais à arcades qui aurait pu aussi bien servir de cadre à une tragédie lyrique de Rameau ou de Gluck. 

Retour à la nature... La vérité historique montre le bout de son nez, cette vérité historique que Théodore de Banville qualifiait « comme l'une des plus monstrueuses niaiseries que l'homme ait créées ». Cette couleur locale sévit sur la scène pendant tout le romantisme Dans la foulée du drame hugolien et aussi du mélo à la Pixerécourt, la décoration théâtrale - et les oeuvres de Molière n'y échappèrent pas - avait un idéal, celui de la reconstitution historique. II fallait que le lieu qu'habitait Tartuffe, celui de l'Avare, celui dans lequel Alceste accueillait Célimène soient réellement ceux qui étaient leurs demeures. 

Décorateurs et metteurs en scène, se sentirent pousser une vocation d'archéologues négligeant, au profit du figuratif, l'ambiance et l'esprit de la pièce. Le comble du comble de ce réalisme scénique fut atteint par Antoine: il ne manquait pas aux portes un seul trou de serrure 

Et puis la situation s'est renversée. Il y a eu Copeau et son tréteau nu au Vieux Colombier, pour les Fourberies de Scapin, le décor innovateur de Granval, celui de Christian Bérard. (Ce Louis Jouvet moins bien inspiré par Dom Juan et aussi parTartuffe dont le décor de Braque ne laissait au « C'est à d'en sortir » qu'un lieu désertique). Sans parler du Malade imaginaire de Gaston Baty qui avait imaginé lettre en scène la dernière repré­sentation de l'oeuvre avec un Molière crachant le sang et qui devait décéder quelques heures plus tard. (Quelle émouvante relique que ce fauteuil conservé à la Comédie-Française...). 

Moi-même, avec les regrettés Franck et sous la direction d'Edouard Bourdet nous avions conçu un décor passe­partout ; un intérieur bourgeois inspiré des gravures d'Abraham Bosse, et un extérieur, aux châssis interchangeables. Il s'agissait d'un cadre impersonnel qui permettait de représenter la majorité pièces de Molière. Certes il man­quait de présence psychologique, car il est bien évident que le logis d'Alceste, d'Harpagon ou d'Orgon reflète la personnalité de chacun de ces habitants. 

C'était là une solution d'économie et aussi de sagesse qui avait l'avantage de ne jamais distraire les yeux de ce que le texte énonçait. De nos jours il y a mieux à faire et on a souvent fait mieux. Nous ne pouvons pas nous étendre sur toutes les représentations décoratives que les oeuvres de Molière ont suscitées à la Comédie-Française. On se contentera d'en relever quelques-unes. Beaucoup d'innovations dans Dom Juanl' Avare, George Dandin... lesquelles dépouillaient ces oeuvres d'un conformisme poussiéreux. 

Toutes ces mises en scène ont mis au jour des éclairages psychologiques qui dévoilaient de nombreux aspects res­tés dans la pénombre. 

II y a eu aussi un Bourgeois gentilhomme avec un escalier en spirale (de Suzanne Lalique) qui s'est promené jusqu'en U.R.S.S.; il y a eu une spirituelle et approfondie mise en scène de Jean-Laurent Cochet pour le Malade imaginaire (décor de Marillier), tout à la fois actuelle et respectueuse; celle de Jean-Louis Barrault, à nouveau pour leBourgeois gentilhomme (sous le chapiteau des Tuileries) devenu plus ballet que comédie; et dernièrement celle de l'Ecole des femmes, signée Roussillon, dans un décor tournant de Le Marquet. 

Le plus merveilleux dans tout cela c'est que le génie de Molière puisse supporter, sans faiblir, toutes les transpositions, même lorsque la fantaisie de quelques novateurs habille ses personnages en costumes de notre temps. II n'y a qu'un Molière au monde. 
 
   

André Boll, 
Secrétaire Général de l'Association internationale des Critiques Dramatiques
in Revue de la Comédie-Française, n°24 
(novembre 1973), p. 24-25.

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