viernes, 11 de abril de 2014

Frais de production pour Le Malade imaginaire

 

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© Collections Comédie-Française

Page du Registre de La Grange
frais pour Le Malade imaginaire en 1673

Dans un humble dossier cartonné aux archives de la Comédie-Française repose l'histoire de la production du Malade imaginaire, au Palais-Royal, le 10 février 1673. Molière comptait créer cette brillante comédie-ballet à la Cour pendant le carnaval « pour délasser l'auguste monarque de ses nobles travaux ».
Mais, en cet hiver 1672-1673, la faveur de Louis XIV s'était portée tout entière sur Lulli. Les services de Molière ne furent pas requis. C'était un coup cruel car des dépenses considérables avaient été engagées pour la production du nouveau spectacle.

Les archives de la Comédie-Française sont riches de documents comptables, établis au cours de trois siècles d'activité théâtrale, mais il n'existe, à ma connaissance, aucun ensemble cohérent de documents relatifs à la production d'un ouvrage dramatique, si ce n'est le dossier du Malade imaginaire. On y trouve :

1/ un « Etat de la recette et dépense faite pour la comédie du Malade imaginaire », récapitulatif général, de la main du comédien Hubert, alors chargé de la tenue des livres comptables de la troupe;

2/ un « Etat de la recette et dépense faite par M. Hubert par ordre de la Compagnie », compte particulier de l'ar­gent reçu et déboursé par Hubert, écrit de sa main;

3/ un état de travaux préparatoires établi par La Grange et un compte de dépenses réglées par lui-même en vue de la production;

4/ une série de mémoires quittancés des artisans et commerçants ayant par­ticipé à la production du Malade imaginaire. Le dossier cartonné en contient vingt et un. Lorsque Edouard Thierry publia, en 1880, son importante étude : « Documents sur le Malade imaginaire », il put en reproduire et en ana­lyser trente et un, mais sept, signalés dans l'état des dépenses dressé par Hubert, manquaient déjà... On y trouve encore, pêle-mêle, les mémoires pour la fourniture et le transport du bois néces­saire à la construction des décors, pour la quincaillerie et la serrurerie, les cordages, les nattes, les toiles, les tapisseries, les chandelles, les accessoires de théâtre, l'habillement, pour le chauffage des salles de répétition des chanteurs et des danseurs et les collations de biscuits, vin et pain qui leur étaient servies, pour les déplacements en chaise à Paris, et jusqu'à la Cour nécessités par les indispensables démarches préliminaires à la représentation, etc... Ces documents fourmillent de renseignements sur les noms des fournisseurs et le prix des choses, ainsi que sur les salaires des ouvriers.

Dans le registre personnel tenu par La Grange, à la date du mardi 22 novembre 1672, on lit : «On a ici commencé la préparation du Malade imaginaire ». Quand Molière avait-il mis le point final au texte de la comédie-ballet ? Nous l'ignorons. Mais on peut penser qu'au 22 novembre sa mise en scène était entièrement réglée, la composition de la musique confiée à Marc-Antoine Charpentier et celle des ballets à Beau­champs. Mais il fallait commander le bois, le fer, la toile pour les travaux des menuisiers, des tapissiers, des peintres, et tout ce qui allait être nécessaire, non seulement au cadre du spectacle, mais aux exécutants, musiciens, comédiens, chanteurs et danseurs.

En tête de l'état manuscrit de La Grange, on lit : « On a commencé à travailler à la pièce nouvelle de M. de Molière le lundi cinquième jour de décembre avec deux menuisiers nommés Caron et Jacques Portrait. » Les ouvriers étaient payés à la journée. Bien entendu, ils ne travaillaient pas le dimanche, et chômaient obligatoirement aux fêtes religieuses... « Monsieur le curé / De quelque nouveau saint charge toujours son prône », dit le savetier de La Fontaine... Bref, entre le 5 décembre et le 10 février, Caron fait 4 journées, et Portrait 28; chacun reçut 40 sols par jour. Seize journées de menuisiers à 35 sols et six journées de charpentier à 30 sols, furent nécessaires en février, la dernière, le 11, au lendemain de la création du Malade. La Grange et Hubert réglèrent les ouvriers et furent remboursés par la caisse de la troupe dans laquelle était versée une quote-part, variable, de la recette de Psyché, jouée trois fois par semaine pendant la préparation du Malade imaginaire.

Les mémoires des peintres sont en déficit, et si le récapitulatif de Hubert note le montant de leurs quittances - 377 livres -, il nous laisse dans l'ignorance de leurs noms et du détail de leurs travaux. Le texte de la comédie-ballet ultérieurement publié, est heureusement précédé de l'évocation, à défaut de la description, du décor de l'« Eglogue en musique et en danse », « un lieu champêtre, et néanmoins fort agréable » avec un grand arbre praticable dressé au fond du théâtre. Ce décor cédait la place à la chambre d'Argan, tapissée de « verdures », avec son alcôve. Un carrefour, à la nuit, lui succédait, où se dansaient les démêlés entre Polichinelle et les archers. La chambre d'Argan réapparaissait au second acte et le reste la pièce s'y déroulait, aussi bien le divertissement des Egyptiens que la cérémonie finale de la glorieuse intronisation du Malade dans l'ordre des médecins. Les mémoires de frais évoquent le magnifique déroulement des divertissements de la joyeuse comédie, par la mention des prix des 21 paires d'escarpins des seize danseurs, des trois musiciens et des deux sauteurs, des coûteux souliers des trois « Demoiselles qui chantent », des 30 paires de gants des danseurs et des musiciens, des jarre­tières « cerise », des plumes, des 36 paires de bas de soie, des trois garni­tures de rubans de satin « deux couleurs de cerise et une bleue » pour les « Demoiselles », et des boîtes pour les ranger ainsi que les « coiffures en cheveux ».

Les répétitions des danseurs et des chanteurs furent quotidiennes, du 22 décembre 1672 au 13 février 1673: elles duraient de huit heures du matin à deux heures de l'après-midi. C'était le plein hiver et la note de bois de chauffage et de chandelle fut élevée. Les mémoires s'entassaient sur la table de Hubert. Parmi tous ces papiers, il en est deux qui retiennent particulièrement l'attention, l'un qui fait sourire, l'autre, qui, tristement, rappelle que la mort ne laissa pas à Molière le temps de jouir du succès de son dernier chef-d'oeuvre. Le premier est le mémoire, ou plutôt le placet de M. Crespin, maître de chant; il aurait réjoui Molière. Sa grâce étudiée, sa respectueuse courtoisie font irrésistiblement songer au style des « parties » de M. Fleurant, l'apothicaire, dont la « civilité » charme le Malade imaginaire :

« Payé à M. Crespin pour ce qu'il a montré à Mademoiselle Marion, Onze livres. Monsieur de La Grange et Messieurs de la troupe sont très humblement suppliés d'avoir la bonté de donner leurs ordres pour faire payer leur ser­viteur Crespin des peines qu'il a prises pour la Troupe en la personne de Mademoiselle Marion et de considérer les assiduités qu'il a eu à lui enseigner durant deux mois son rôle, ce qu'il n'a fait que par l'ordre de Monsieur du Croisy. C'est toute la grâce qu'il demande à la Troupe, promettant de la servir avec affection en tout ce qu'elle aura de besoin de celui qui fera toujours gloire d'être leur serviteur. (Crespin) »

L'autre mémoire est celui du tailleur Baraillon. Il porte sur un habit du Malade imaginaire livré après la mort de Molière. Baraillon, tailleur de la troupe depuis quelque vingt ans, avait certainement fait l'habit de Molière, et comme c'était alors la coutume, aux frais du comédien. Cet habit, resté au théâtre après la représentation du 17 février, ne figure pas dans l'inventaire dressé au domicile de Molière après son décès et aucune description authen­tique n'en est restée. Lorsque le Théâtre du Palais-Royal rouvrit le 24 février, nul comédien n'était en mesure de reprendre le rôle d'Argan. On joua Le Misanthrope. Mais, dès le 3 mars, le Malade imaginaire fut à nouveau l'affiche. La Thorillière jouait le rôle d'Argan, avec bien de l'appréhension sans doute, et le chagrin au coeur. En acceptant cette redoutable succession, il rendait service à la Compagnie et le costume fut fait au compte de la troupe. Baraillon dut s'y reprendre à deux fois; les comédiens étaient partagés, sans doute, entre le désir de respecter le choix de Molière et un sentiment de profanation à voir un autre comédien vêtu d'un habit tout semblable. Le mémoire de Baraillon pour le costume porté par La Thorillière fait état d'une chemisette en velours amarante doublée de ratine grise, bordée, ainsi que le bonnet, de bandes de petit-gris, et de chausses en panne, doublées, garnies tout au long de boutons d'or. Coût : 66 livres. Le 3 mars, le bonnetier Desgroulx présenta un mémoire de 16 livres pour une paire de bas de soie rouge extra pour M. de La Thorillière. La Grange en modéra le prix à 10 livres 5 sols. C'était encore fort cher. Ah ! monsieur Desgroulx, « tout doux, s'il vous plaît ! »

Déchiffrer ces mémoires, les toucher... rend extraordinairement présente la vie du théâtre et les angoisses de Molière. Tant d'argent engagé ! 2 306 livres 15 sols, dit Hubert. Et des frais quotidiens considérables... II fallait absolument que les recettes fussent bonnes.

« Lorsqu'on cessa les représentations à Pâques, écrit La Grange, la troupe devait encore plus de 1000 livres de frais extraordinaires », mais la comédie-­ballet que Molière avait laissée en héritage à ses comédiens est, depuis trois siècles, un inépuisable trésor.

 
Sylvie Chevalley,
in Revue de la Comédie-Française, n°61
(septembre - octobre 1977), p. 26-27.


     
           

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