viernes, 11 de abril de 2014

Molière joué à la cour



Les procès-verbaux des assemblées des Comédiens français dans la décennie 1741-1750 sont d'un regrettable laconisme. « Les Comédiens se sont réunis en leur hôtel pour délibérer de leurs affaires, et les présents ont signé... », telle est la formule généralement adoptée. Que sont ces affaires ? Quelles suites leur ont été données ? Rien ne nous l'apprend. Quelques documents provenant de l'administration des Menus Plaisirs sont heureusement un peu plus explicites, mais on souhaiterait connaître la nature des discussions dont la « deffence des Pièces de Molière " que nous reproduisons ici fut certainement l'aboutissement, et, à nouveau, le sujet.

Cet ordre, en date du 11 juillet 1746, émane du duc d'Aumont, pair de France, premier gentilhomme de la Chambre du roi. Depuis la fondation de la Comédie-Française en 1680, les Comédiens français étaient « sous l'autorité » des quatre premiers gentilshommes de la Chambre qui, à tour de rôle, régentaient la Comédie.
 
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© Collections Comédie-Française

« Ayant observé que depuis quelques années les représentations des comé­dies de Molière sont entièrement abandonnées par le public, et ne pouvant attribuer cet abandon qu'à l'inconvénient dans lequel les Comé­diens sont tombés de les jouer trop souvent et par là de lasser les spectateurs, voulant essayer de ranimer le goût du public pour des ouvrages qui font le principal fonds de la Comédie-Française, ordonnons aux Comédiens français de Sa Majesté qu'à compter du jour du présent ordre il ne sera plus représenté sur leur théâtre aucune des comédies de Molière en cinq actes jusqu'à ce qu'il en soit par Nous autrement ordonné. »

C'était la désaffection du public à l'égard de Molière et non l'abandon de son répertoire par les Comédiens, qui faisait l'objet des préoccupations du duc d'Aumont. Dès la fondation de la Comédie-Française, les pièces de Molière avaient tenu une place considérable dans le répertoire général. En 1703, une pièce sur deux est une pièce de Molière. Au cours des années qui précèdent l'ordre du duc d'Aumont, les Comédiens jouent Molière 88 fois en 1741, 102 en 1742, 107 en 1743, 77 en 1744, 121 en 1745. Est-ce par une dilection particulière pour des oeuvres clairement sans éga­les dans le répertoire contemporain ? Est-ce par paresse ? Par économie ? Tout comédien savait Molière par coeur et était prêt à le jouer sur l'heure, sans frais, alors que la création d'une pièce nouvelle demandait du travail, entraînait des dépenses de production et amputait la recette des droits versés aux auteurs.

Mais le public ne venait en foule qu'aux pièces nouvelles. Consultons les registres, au hasard. Le 23 septembre 1744, on joue l'Avare devant 85 spectateurs ; le 23 mai 1745, Tartuffe devant 84 ; le 13 août 1745, l'Ecole des femmes est représentée devant 16 personnes ; le 6 mai 1746, Amphitryon et la Comtesse d'Escarbagnas n'attirent que 50 spectateurs ! Le nombre total des spectateurs à la Comédie-Française, en avril 1746 est de 5 181 ; 360 seulement ont été attirés au théâtre par une des grandes pièces de Molière. En mai, on compte 6 187 spectateurs, dont 272 aux gran­des pièces de Molière. En juin, 8 749, dont 764 amis de Molière. Dans les dix jours de juillet qui précèdent l'ordre du duc d'Aumont, la Comédie reçoit 3 195 spectateurs dont 244 aux représentations de l'Ecole des femmes et de Tartuffe. Au cours de ces premiers mois de la saison 1746-1747, les grandes pièces de Molière ont donc attiré 1 640 spectateurs, alors que les pièces des autres auteurs en attiraient 21 672. Le potentiel d'attrac­tion des pièces de Molière, qui, pour la même période, en 1703, était de 1,019 à 1 (13948 spectateurs pour les grandes pièces de Molière, 13 686 pour l'ensemble des autres), tombé de façon spectaculaire, n'était plus que de 1 à 13,21...

La décision du duc d'Aumont était donc parfaitement justifiée. Eut-elle quelque effet ? L'Ecole des femmes reparut au répertoire deux mois plus tard, le 15 septembre, et attira 762 spectateurs ! Tartuffe fut repris le 4 novembre avec 190 spectateurs seu­lement mais 594 le 13 novembre ! Le Misanthrope le 6, avec 555 spectateurs. Mais ces chiffres encoura­geants fléchirent bientôt. Le grand public continuait à se presser aux pièces de La Chaussée, Gresset, Destouches, Voltaire, produites avec le soin accordé aux ouvrages nouveaux.

La solution n'était peut-être pas dans la raréfaction des représentations, mais dans leur qualité. En juin 1772, les Comédiens, reconnaissant que le répertoire de Molière était souvent joué de façon fort négligée, décidèrent que, dorénavant, tous les rôles seraient tenus par les acteurs en chef « II n'en sera point parmi eux - dit le procès-verbal de l'assemblée - qui ne se fassent un devoir flat­teur de remplir un rôle, quelque médiocre qu'il soit, dans des représen­tations choisies pour honorer le pre­mier de leurs auteurs... et le public, transporté de l'ouvrage, verra du moins qu'ils n'ont rien négligé pour en rendre la représentation digne de lui et de l'homme immortel qu'ils ont à transmettre à la postérité ».

 
Sylvie Chevalley,
in Revue de la Comédie-Française, n°23
(novembre 1973), p. 22.

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