miércoles, 2 de abril de 2014


Apprentissage de Molière 






Cet écrivain si mélodieux et si noble est aussi un philosophe. Il « contemple », comme on disait de son temps, les hommes qui l'entourent, note les ridicules que leur donnent les passions, les aveux extravagants qu'il leur arrive de proférer. Mais il ne s'arrête pas là : dans Les Précieuses ridicules et dans Les Femmes savantes il débat de la culture féminine, dans Le Malade imaginaire des maladies physiques et des maladies de l'esprit, de la confiance qu'on peut donner à la nature et de la confiance que méritent les médecins. Il en vient même à des problèmes qu'on peut dire philosophiques : quelle est la meilleure éducation, se demande-t-il dans L'École des maris, la plus libérale ou la plus stricte ? Quelle est, parmi les vices du monde, la meilleure conduite à adopter, se demande-t-il dans Le Misanthrope, une rude sévérité qui ne ménage personne, ou une indulgence éclairée ? C'est souvent dans la première scène que le problème est posé, et tout le reste de la comédie est comme un apologue, un exemplum, ainsi qu'on disait dans l'ancienne rhétorique, qui illustre et règle le dilemme initial.
Composition conforme à l'enseignement des collèges. Ce n'est pas dans l'échoppe de son père que l'écrivain s'est formé. On nous dit qu'à quatorze ans il avait seulement appris le métier qu'il devait exercer, et ne savait rien d'autre que lire, écrire et compter «pour les besoins de sa profession» (4) . C'est un maître d'études, Georges Pinel, qui lui avait donné ces rudiments. On l'envoie alors étudier chez les jésuites du collège de Clermont (le futur lycée Louis-le-Grand), et cela n'a rien d'extraordinaire : ses parents ont de l'argent, sa famille s'élève, le jeune homme peut envisager d'accéder à la Robe, et il faut pour cela une licence en droit, et avant d'obtenir ce grade, il faut passer par le collège.
Il y demeure cinq ans, de 1636 à 1641. Cela paraît peu, mais comme il était alors possible de sauter des classes et de passer à la fin d'un trimestre d'une classe à l'autre, il a pu dans cette brève période accomplir tout le cursus des humanités.
Qu'y apprend-il ? Le Boulanger de Chalussay, qui avait d'ailleurs été un voisin des Poquelin, rue Saint-Honoré, composa contre Molière une comédie satirique fort violente,Élomire hypocondre, publiée en 1670. Élomire (l'anagramme est transparente) prétend au collège être devenu «savant» ; sa femme Isabelle, en qui il faut reconnaître Madeleine (et non Armande) Béjart, proteste : il sortit du collège «âne comme devant».
En fait, on peut juger ces études un peu rapides. Mais le jeune homme a assurément appris le latin et la rhétorique : on lui a fait lire Cicéron, Ovide, Virgile, Tite Live ; «L'inclination qu'il avait pour la poésie, assurent La Grange, son proche, et Vivot dans la préface de l'édition de ses oeuvres de 1682, le fit s'appliquer à lire les poètes avec un soin tout particulier ; il les possédait parfaitement, et surtout Térence » (5) . Il se cultive donc, il versifie en latin et en français, et il apprend à argumenter : ce qu'on appelait alors la «disposition des parties» et «l'élocution». Sans doute s'est-il ultérieurement perfectionné, mais l'art d'écrire lui fut d'abord enseigné par ses maîtres, et ne pourrait-on en dire autant de beaucoup, de la plupart même, de nos grands auteurs ? Ne pourrait-on, si l'on s'y appliquait, retrouver dans leurs oeuvres l'empreinte des rédactions faites dans les lycées, et au fond un ensemble de procédés que les professeurs ont révélés et imposés ? Il est difficile de suivre Grimarest, le premier biographe de Molière, quand il affirme que l'adolescent fit aussi chez les jésuites sa philosophie. L'adolescent n'est resté que cinq ans au collège, il ne peut en si peu de temps avoir fait et ses humanités et sa philosophie, qui en principe occupaient trois ans, l'un voué à la logique, l'autre à la physique, le troisième à la métaphysique.
On nous dit également que le jeune Poquelin se lia au collège avec le poète Chapelle, le bâtard du riche François Luillier, et avec le lettré Bernier. Luillier, voulant que son fils eût une excellente éducation, lui fit donner en 1641 des cours par le philosophe Pierre Gassendi, qui était alors à Paris. Bernier et Molière y assistèrent aussi, et peut-être Cyrano de Bergerac. Faut-il imaginer une anti-université ? Un enseignement systématique de gassendisme, c'est-à-dire d'épicurisme et de scepticisme, bien éloigné de l'aristotélisme des collèges et de la Sorbonne ? Il est vrai que Molière en 1671 envisagea de composer une comédie pour ridiculiser les Universités. Il s'agissait, comme le firent également Boileau et Bernier, de défendre la «nouvelle philosophie» contre l'obscurantisme et les «fariboles» régnant alors.
Le poète s'est parfois amusé dans ses pièces à dauber les êtres de raison, la logique, la médecine, la cosmogonie qu'inculquaient les professeurs. « Les Anciens, Monsieur, sont les Anciens, et nous sommes les gens de maintenant », proclame Angélique, la fille d'Argan.
Est-ce à dire qu'il soit gassendiste ? Cela expliquerait pourquoi il traduisit le De natura rerum de Lucrèce, ce bréviaire d'épicurisme (6) ? On nous assure pourtant qu'un jour, disputant avec Chapelle, il se fit le défenseur de Descartes contre le gassendisme de son ami. En fait, dans l'hostilité à l'aristotélisme des écoles, cartésiens et gassendistes se retrouvaient, comme dans l'entourage de Molière frayaient et Chapelle et Rohault. Malgré les polémiques qui avaient opposé l'auteur du Discours de la méthode et l'auteur des Exercitationes padoxicae, on peut penser que chez beaucoup d'honnêtes gens ces contradictions étaient oubliées ou minimisées, et qu'il semblait possible d'unir tous les adhérents de la nouvelle philosophie.

Alain Niderst, 
in Journal des trois théâtres, n°15
(mai 2005), p. 3-7.

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