martes, 8 de abril de 2014


Molière ou la dénonciation


Le dix-neuvième siècle a voulu voir en Molière l'interprète du bon sens bourgeois. En somme, l'auteur de L'Avare se serait contenté de ridiculiser l'hypocrisie religieuse avec Tartuffe, les ronds de jambe de l'Ancien Régime avec Le Misanthrope, le féminisme avec Les Précieuses ridicules et le libertinage avec Dom Juan. Dans cette perspective, L'Avare ne serait que la peinture d'un bonhomme près de ses sous, se trémoussant pour faire rire. Le rire, espoir suprême et suprême pensée du public bourgeois toujours anxieux de ne pas s'ennuyer au théâtre ! 

A la vérité, il fallait beaucoup d'aveuglement - ou une bonne dose de mauvaise foi - pour ne voir en Molière qu'un amuseur. Parti de la farce, il est clair que, dès 1664, il se sert du rire comme d'une arme au service de quelque chose et contre quelqu'un. Avec les moyens qui sont les siens, et sont sans doute plus efficaces que tous les pamphlets, il dénonce inlassablement l'éducation donnée aux filles, la fausse science, l'intolérance religieuse et les scandales de la bonne société. Auteur engagé, Molière sera d'ailleurs censuré par le Pouvoir : Tartuffe interdit à deux reprises (en 1664 et en 1667) et Dom Juan interrompu à la quinzième représentation. Le cycle que l'on pourrait dire de dénonciation se clôt avec L'Avare, et ce fait mérite réflexion. Tout se passe comme si Molière avait pressenti que le pouvoir, lorsqu'il tomberait des mains des petits marquis, serait récupéré par les hommes d'argent. Harpagon, sous ses ridicules, annonce le règne de la bourgeoisie et de la déification de la propriété. D'ailleurs, pour parler de sa « chère cassette » et de l'argent qu'elle contient, il emploie les mêmes mots que les dévots implorant la Vierge et les saints : « Puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie.. ». 

Et lorsqu'il réclame « des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux» pour ceux qui ont attenté au droit sacré de la propriété, on croirait (déjà) entendre Clemenceau, ministre de l'Intérieur et « premier flic de France », fulminer contre les viticulteurs du Midi, qui, en 1907, se soulevèrent contre leurs exploiteurs et contre lesquels les soldats du 17e de ligne, envoyés pour mater la révolte, refusèrent de tirer : « Le sang a coulé, il coulera davantage (...) Ceux qui m'embêtent et provoquent les soldats à la mutinerie, je les envoie en conseil de guerre, je les fais passer par les armes, Avez-vous compris ? » C'était en effet très clair. 

Cette violence même souligne le fait que Molière ne cherche pas à provoquer l'adhésion du public à un spectacle positif, mais sa désolidarisation d'un spectacle négatif. Harpagon est non seulement un avare et un mauvais maître, mais encore un ennemi de la jeunesse et de l'amour. Il s'agit donc d'un personnage totalement odieux. Cependant beaucoup de comédiens, et parmi les meilleurs, ont voulu faire ressortir le tragique d'un homme dévoré par sa passion, le rendant ainsi pitoyable à travers son âpreté. Dans cet esprit, l'interprétation de Fernand Ledoux fut exemplaire. Pour sa part, Charles Dullin forçait les traits d'un des personnages qu'il a le mieux compris. 

Quant à Vilar, son Avare, étiré l'immense scène de Chaillot malgré l'habile dispositif réducteur malgré 

L'habile dispositif de Léon Gischia, ne rencontra pas l'adhésion du public et fut un des rares échec du T.N.P. de la grande époque. Mais Vilar-interprète y eut des moments admirables, faisant alterner la faiblesse et la férocité chez un personnage dont il avait parfaite compris les clefs. A la veille de la première répétition je l'entends encore nous dire : « Harpagon est, bien sûr, un salaud mais c'est aussi un pauvre type ! » précisant que son interprétation pour être totalement fidèle l'auteur, devrait susciter à la fois rire vengeur et le rire apitoyé. 

Comique, Molière ? Certes. Pour reprendre un mot de Guitry qui, lui aussi, trompa souvent monde, il reste, avec Beaumarchais l'auteur le plus sérieux du théâtre français. Après L'Avare et jusqu'au Malade imaginaire où il annonce littéralement sa mort qui aura lieu quatrième représentation, Molière dénonciateur va laisser la place Molière-metteur en scène parti à la recherche d'un théâtre total qui réconcilierait tous les genres. 

Dans son Molière, paru en 1954 à l'Arche, un autre poète de théâtre, Jacques Audiberti, rappelle que la querelle entre traditionalistes et progressistes, littéraires et scientifiques, faisait déjà rage au temps de Louis XIV. Molière, bien sûr, prit parti pour le progrès, c'est-à-dire pour la machine. D'où un intérêt très vif pour la comédie-ballet ou les dieux doivent descendre du ciel, les palais sortir de terre, l'océan envahir la scène, et les monstres cracher des flammes. Ce n'est pas un hasard si Molière choisit la salle des Machines pour présenter au roi une fête dont il fut l'auteur général : Psyché. La technique y atteignait une telle perfection que, malgré d'innombrables changements de lieux, le rideau ne tomba pas une fois au cours de la représentation ! 

On le voit, la modernité Molière ne s'exprime pas seulement dans la dénonciation mais aussi par la volonté de mettre toutes les techniques au service du théâtre afin d'en faire un art véritablement populaire. Pour tous ces motifs il reste, sans doute possible, l'auteur le plus révolutionnaire du théâtre français. 

  
 


Claude Planson,
in Revue de la Comédie-Française, n°188 
(mai 1983), p. 11-12.

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