sábado, 12 de abril de 2014

     


L'ombre de Molière


La pièce aurait été interdite à la demande d'Armande, la veuve de Molière, et certainement avec l'approbation de ses camarades, car les comédiens, priés de leur théâtre quelques semaines près la mort de leur chef, pouvaient à juste titre s'inquiéter de voir une scène rivale s'approprier Molière et les personnages nés de son esprit. Mais dès 1674 L'Ombre de Molière paraissait chez le libraire Barbin, en édition séparée puis à la suite de l'édition des Oeuvres de Molière. Elle figurera dorénavant « comme une espèce de table pour (ses comédies) », dans toutes les éditions des Oeuvres complètes, jusqu'en 1734.

La pièce se passe dans les Champs-Élysées, séjour des morts. L'ombre de Molière vient d'arriver, et tandis qu'elle se divertit dans Vallée des poètes en compagnie de l'ombre de Térence, une foule d'ombres irritées se pressent à l'entrée du tribunal de Pluton. Précieuses, bourgeois, marquis, femmes savantes, avares, hypocrites, jaloux, cocus et médecins, tous prétendent avoir sujet de se plaindre de Molière et demandent justice. Confronté à ses accusateurs, Molière laisse dire la Précieuse au style grandiloquent, le marquis futile, le cocu qui gémit d'être exposé à la risée publique: il joue de la naïve vanité de Pourceaugnac de façon si habile que sa grosse ombre se réjouit de la célébrité donnée au nom de Pourceaugnac et présente les excuses de toutes les ombres de Limoges... Nicole fait une joyeuse entrée dans le royaume de Pluton. Elle a voulu venir voir celui qui l'a tant fait rire en l'autre monde. « C'est une bonne ombre », assure-t-elle. Mme Jourdain arrive tout essoufflée, chagrine et grognon. Excédé de tant de visites, Pluton veut lever la séance, mais la venue des médecins, auxquels il doit tant, lui rend son affa­bilité coutumière. Les médecins attaquent « ce téméraire qui prétend traiter la médecine d'imposture et de charlatanerie ». Il a corrompu jusqu'à l'es­prit des morts, qui les brocardent à leur passage... ! « Pluton, répond Molière jure ici que ce n'est point contre ce grand art de la médecine que je prétends me déchaîner. J'en adore l'étude. J'en révère la judicieuse pratique, mais j'en abhorre et déteste le pernicieux et méchant usage qu'en font, par pernicieux négligence, des fourbes, ignorants leur la seule robe fait appeler médecins Pluton trouve l'ombre de Molière plein de bon sens et se refuse à la condamner, bien que cette mesure de clémence doive lui faire perdre quel millions de sujets ! Molière aura aux Champs-Élysées une place de choix entre Plaute et Térence.

Cette petite pièce, écrite avec verve, était précédée d'un très intéressant prologue - un dialogue entre Cléonte et Oronte, le soi-disant auteur de l'Om­bre de Molière. Les sentiments de Brécourt pour Molière et l'estime qu'il avait pour son oeuvre y sont exprimés de façon émouvante. Cette pièce, dit Oronte, « n'est autre chose qu'un monument de mon amitié que je consacre à sa mémoire... [Molière] était dans son particulier ce qu'il paraissait dans la morale de ses pièces : honnête, judi­cieux, humain, franc, généreux.. ; mais la chaleur de notre ancienne amitié m'emporte...».
 


Car Brécourt connaissait bien Molière. II était entré dans sa troupe, au Théâtre du Palais-Royal, en juin 1662 et avait participé aux batailles de l'Ecole des femmes. Délicieusement comique dans le rôle d'Alain, il avait été Dorante dans la Critique de l'Ecole des femmes, et avait joué sous son propre nom dans l'Impromptu de Versailles. Molière avait créé une pièce de lui en janvier 1664, le Grand Benêt de fils aussi sot que son père. Peu après, en mars, Brécourt avait quitté la Troupe du Palais-Royal pour entrer à l'Hôtel de Bourgogne où une place était promise à sa femme, mais il n'avait pas rompu avec Molière. Lorsque le comédien retrouva ses anciens camarades du Palais-Royal à son entrée dans la troupe unique créée par le roi, l'Ombre de Molière fut admise au répertoire de la jeune Comédie-Française. Elle fut jouée vingt fois, de 1682 à 1698. A sa dernière représentation, le 9 juillet, si le rôle de l'ombre de Molière était joué par Dancourt, tout enfant à la mort du grand écrivain, la distribution comptait encore deux anciens comédiens de Molière : Beauval dans le rôle du médecin bredouilleur et Mlle Beauval, la tou­jours rieuse Nicole.

 
Sylvie Chevalley,
in Revue de la Comédie-Française, n°17
(mars 1973), p. 18-19.

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